Les textes ci-dessous accompagnaient chacun des morceaux de l'album "Rue de la Trinité" (2006).
1. des cailloux dans ma chaussure
Bonsoir. Et tout d’abord merci à toi, jeune internaute morveux, de t’être déplacé jusqu’ici alors que tu aurais pu télécharger de la musique sur e-mule. Oui, je sais, tu veux du grandiloquent, du beau spectacle, tu veux en prendre plein les mirettes, et en avoir pour ton argent car on t’a trop souvent dupé. Je sais tout cela. Avec moi tu fais le choix du bon placement à la papa, de la qualité made in France : Dj Zukry est un produit qui a déjà fait ses preuves de la Bourboule au Mont St Michel… Le premier morceau que tu vas entendre m’a été inspiré par ma vie quotidienne : c'est mon côté "chanson-française-au-texte-simple-qui-parle-des-choses-de-la-vie-des-trentenaires-comme-Bénabar-mais-qui-en-même-temps-est-vachement-universel, tu vois ?".
« Des cailloux dans ma chaussure » fait référence à ce bruit délicat que les plus cosmopolites d'entre vous pourront comparer à des bâtons de pluie – et que vous entendrez au bout de 5 minutes et 10 secondes – mais qui ne sont en réalité que de simples petites caillasses venues vivre au chaud dans ma chaussure gauche, et dont je ne me pouvais me séparer qu'avec les plus grandes difficultés morales. Et c'est ainsi que commence le deuxième album de dj zukry.
2. les éclaboussure divines
Avertissement. Ce morceau de quatre minutes et cinq secondes est susceptible d’endommager gravement tes haut-parleurs, et je tiens à me dédouaner quant à d’éventuelles poursuites judiciaires - je sais ta pingrerie, et ta soif inaltérable de pognon.
Donc, par mesure de sécurité, écoute-le à faible volume, ou au casque (cependant, je te mets à nouveau en garde : tes oreilles sont fragiles, et te sont très précieuses - communiqué du ministre de la santé).
3. samedi matin, sur la Place des Acacias
Ici, tu apprécieras les saveurs sonores exquises du marché, le samedi matin, sur la Place des Acacias, cerclée par des hêtres ancestraux. Dès huit heures du matin, à l'heure où blanchit la campagne, s’égosillent les marchands d’œufs cassés, les bonimenteurs en poêles Tefal, les bouchers-conseils, les poissonnières sexy aux gants caoutchouteux, et ce fameux vendeur de cédés faisant bramer dans son matériel basse-fidélité d’insupportables accordéonistes constipés, ou des chanteurs de fin de banquets pour début de siècle.
A partir de dix heures quelques couples enlacés se roulent dans des tonnes de fromage frais, et se grisent aux senteurs de pets de chèvres. Les barnums sont comme autant de caisses de résonance. Dans les troquets qui bordent la Place on débouchonne du petit blanc, du gros rouge, les rots retentissent et résonnent, se fondant au brouhaha des commérages de Madame Luzard (82 ans) et Madame Guinoiseau (76 ans) dont les maris sont décédés le même jour.
Le balayeur, aux alentours de 14h30, ramassent les déjections des marmots indisciplinés, des élus municipaux venus serrer des pognes, des mamies aux cabas défoncés, et sortent alors de leur tanière des hyènes aspirant voracement le sang des viandes cachérisées : « Tiens ferme à ne pas manger le sang, car le sang c’est la vie, et tu ne consommeras pas la vie avec la chair » (Deutéronome, XII, 23).
Maintenant tout est calme sur la Place des Acacias. Ne t’étonne point des crépitations et craquements parcourant l’ensemble de cette piécette électronique car tout cela est bien volontaire, sois-en assuré.
4. song for sadists without a place to sit down
« Maintenant oubliez-moi, chers lecteurs, je retourne aux putes, aux bourrins et au scotch, pendant qu'il est encore temps. Si j'y risque autant ma peau, il me paraît moins grave de causer sa propre mort que celle des autres, qu'on nous sert enrobée de baratin sur la Liberté, la Démocratie et l'Humanité, et tout un tas de merdes » (Charles Bukowski).
5. exhaler les fumées nocives et toxiques de Detroit
Le don de soi, l'abnégation, le désintéressement... telles sont les valeurs que tu défends, toi le dee-jay, toi qui pousses maladroitement des disques, toi as qui le pouvoir de vider une piste de danse, ou de faire remplir les verres. Il est 18 heures et tu siffles ta deuxième canette hypravitaminée de Red Bull. Tu ressens comme une légère excitation. Tu as mis un paquet de disques dans ton sac à dos fétiche - celui que Laurent Garnier t'avait dédicacé au Rex. Tu lui gueulais/postillonnais dans les oreilles : "Tu es vraiment un génie ! Non, je t'assure ! Un modèle pour moi. Un modèle de réussite, je veux dire. Et sinon c'était quoi le truc que t'as passé à 1h35 ?".
Tu as poussé le professionnalisme jusqu'à mettre une chemise blanche propre et repassée. Souvent tu te dis que tu es un sacré escroc, que ton talent n'est que celui des autres - ceux dont tu diffuses les titres -, que tu es même un fumier d'escroc peu scrupuleux. Tu poses la canette vide sur un coin de table, près des factures. A 22 heures, tu écoutes d'une oreille faussement distraite le disc-jockey qui te précède. Tous les autres dj's sont minables. Tu as juste pris une bière, tu te sens ballonné pourtant. Fait chaud ici. On vient te saluer. On te confond avec un autre. Tu ressembles à un mec connu dont tu as oublié le nom. Ce n'est pas grave, un jour ils viendront te bouffer des cacahuètes dans la paume de la main. Le don de soi, l'abnégation, le désintéressement... telles sont les valeurs que tu défends, ne l'oublie pas, didjè. Oui, mais tu ne demandes qu'un peu de reconnaissance. Il est minuit passé, tu t'impatientes. Ce con est long. Pas mal de monde ce soir, de jolies filles aussi, visages figées, regard hautain : tous les types ici présents sont de potentiels concurrents. C'est la loi du marché. Tu finirais par regretter le communisme : l'ère du partage, de la mise en commun, l'abnégation, tout ça...
Tu déboutonnes un peu ta chemise. Merde, tu as les mains moites. Heureusement que personne ne vient te saluer. Ton "collègue" enchaîne quelques tubes : une bouillie R'n'B pour oreilles inconséquentes. L'organisateur de la soirée te fait un léger signe de tête. C'est à ton tour, champion ! Tu t'approches de ton prédécesseur et le félicite d'un baveux "Excellent, ton set, mec ! Je te laisse mettre un morceau pour finir ? The last but not the least, ah ah ah !". Tu es parfaitement bilingue, ce qui te servira bien le jour où tu seras invité à mixer à Londres, à Chicago, à Detroit, ou même moins loin. Il balance un extrait du dernier TTC et toutes les filles se précipitent sur la piste. Tu transpires sous les bras, ce qui est bon signe. Tu déboutonnes ta chemise, encore un peu, laissant apparaître quelques poils luisants sur ton torse semi-imberbe. Tu essuies tes mains sur ton pantalon en velours. Tu fermes les yeux brièvement juste pour ne pas t'assoupir.
C'est à ton tour, champion ! Il est 00:15. Deux accords suspendus et simples, des violons synthétiques déraillent gentiment, une rythmique hip-hop s’enchevêtre à la basse, et les violons déraillent un peu plus, un autre breakbeat s’y mêle, et les violons déraillent complètement, et ces deux accords suspendus, toujours, indispensables et simples. "69 – Desire" (1995). Tu en as vu trois - des vigiles ? des fantômes ? des amis ? - qui esquissent quelques pas discrets sur la piste. Tu remontes tes manches.
Tu les emmènes tous à Detroit, dans la poussière, dans le brouillard, dans la puanteur des machines huilées, des ouvriers au chômage, dans la mécanique froide du funk glacial, dans les rues sordides, dans le grabuge du centre-ville. Les sens-tu exhaler les fumées toxiques et nocives de Detroit, ta ville fantasmée, cradingue et minable ? Carl Craig, Juan Atkins, Derrick May, Kevin Saunderson, Mad Mike, Jeff Mills... s’approchent de toi : “T’as pas plutôt du Crunk ?”.
6. avec 10 ans de retard
Là tu tournais le bouton comme ça sur la droite, et puis après tu tournais d'autres boutons aussi, et comme ça le son y montait et tout et c'est ce qu'on appelait l'acid house, tu vois, et la légende dit que c'est dj pierre qu'a inventé le truc, tu vois, en bidouillant la TB 303 - instrument analogique qui, à l'origine, devait juste suppléer les bassistes. Et bien moi tu vois ce titre-là que tu écoutes c'est comme si que je l'avais fait il y a 10 ans mais avec les outils d'aujourd'hui. Et encore il y a 10 ans, ce morceau il aurait déjà eu 10 ans de retard, c'est ça qu'est fascinant, hein ?
7. l'incessant ressac
Les sons ont été enregistrés à St Nazaire, et maltraités à Laval.
8. le supplice chinois
- Pour Monsieur, ce sera ?
- Une amputation de la jambe, s’il vous plaît.
- La droite ou la gauche ?
- Oh… Chérie, qu’en penses-tu ?
- La droite.
- La droite, s’il vous plaît. Et à partir du genou. Vous pourrez ajouter un dénoyautage des yeux ? C’est pour essayer.
- Monsieur a bon goût.
- Et pour le petit garçon, que prendra Monsieur ?
- Je crois qu’il a beaucoup apprécié les brûlures sur le bras, la dernière fois.
- Je crains hélas, Monsieur, que la torche ne soit disponible aujourd’hui.
- Aïe… Il vous reste des lames de rasoir au moins ?
- J’irai me renseigner en cuisine, mais dans le pire des cas je peux vous proposer le sécateur puisque Monsieur semble avoir la main verte.
- Parfait.
- Et pour Madame ?
- Ah…. J’hésite. Si j’étais gourmande, je prendrais un supplice chinois en entrée.
- Si je puis conseiller Madame, notre nouveau chef est le plus vicieux du grand Ouest. Insatiable, bave aux lèvres, fou furieux, ignoble, sans aucune pitié, ne s’arrête jamais. Élevé dans les meilleures écoles. Redoutable.
- Ah… Qu’en penses-tu chéri ?
- Écoute, de toute façon tes cheveux repoussent vite.
- Le supplice chinois, vous le préférez saignant ou tendre ?
- J’essaierai bien le tendre, pour cette fois…
- Et comme boisson ?
- 3 litres d’essence. Du sans plomb, s’il vous plaît ; je digère mal le Diesel. Et pour le petit, de l’alcool frelaté sans étiquette.
- Ce sera tout ?
- Ce sera tout. Merci.
9. musique d'attente téléphonique
Tu es chef d’entreprise. Tu veux donner de ton agence de communication une image de dynamisme, avec ce petit quelque chose de « branché », de technologique, de frais. Un petit goût d'avant-garde qui n'est pas pour te déplaire. Lorsque tes clients te contactent, tu veux les préparer à une écoute active : les mettre en condition, les mettre en position d’achat. Tu veux rouler sur un terrain conquis. Faire tomber les bons de commande comme des mouches. Doubler le chiffre d'affaires. Devenir le leader sur ton secteur.
Dj Zukry et son équipe de marketing acoustique te proposent des musiques d'attente téléphonique adaptées à tes besoins, tes attentes et tes envies.
Finies les mélodies de Beethoven jouées sur une seule note. Avec Dj Zukry, tu es déjà dans le XXIème siècle. Joindre ton agence devient enfin un vrai plaisir.
10. rue de la Trinité
Mesdames, Messieurs, sur votre droite – sur votre droite, Madame – au quatrième étage de cet ancien hôtel aujourd’hui réhabilité en local commercial, vécut le trop méconnu Dj Zukry : tour à tour musicien presque raté, barbouilleur de nouvelles insensées, éditorialiste dans les fanzines les moins fréquentables, et les moins fréquentées, et surtout (surtout) personnage sans importance de l’unique œuvre monumentale de l’académicien ascète Raphaël Juldé.
A ce sujet, je signale à nos visiteurs étrangers (et notamment à nos amies italiennes de la maison de retraite de Rome) que le célèbre diariste, toujours aussi vert à l’âge de 81 ans, nous recevra dans quelques instants dans sa modeste conciergerie. Dj Zukry mourut en novembre 2022, un onze novembre précisément, écrasé par un bus de militaires à l’arrêt : mort absurde à l’image de sa propre vie.
De Dj Zukry, il ne nous reste presque plus rien : quelques particules poussiéreuses et numériques enfouies sous des tonnes de gravats dans le grenier de nos souvenirs, et ce délicieux instant musical : « Rue de la Trinité ». Ode à cette terre de contrastes, marâtre et nourricière, humus de son inspiration embroussaillée, hommage surtout à cette rue qu’il a si souvent arpentée de sa démarche volontaire et bringuebalante. « Rue de la Trinité », un morceau dans lequel vous reconnaîtrez sans mal la voix de Line Renaud – célèbre chanteuse et actrice, morte à l’âge de 125 ans – relatant dans un anglais impeccable l’atmosphère montmartroise.
Quel lien, me direz-vous, entre Montmartre et cette rue pavée ? Foi de guide, je n'en sais fichtre rien.
11. descendre les escaliers
Le microphone jeté en vrac dans un sac semi-cartonné, fermer la porte à clé, un tour de clé, puis un deuxième, parce qu'on n'est jamais trop prudent avec l'insécurité rampante, 65 longues marches, garder les yeux ouverts, prudence, risque d'agression, vols de sacs, aucun locataire au 3ème étage depuis six mois, 65 marches biscornues et inégales, appartement à louer, T3, proximité Cathédrale, Skyrock à fond au 2ème étage, le cabinet du psychiatre juste en face de Skyrock, les patients deviennent dingues, rap français, cités en feu, propagande civique pour aller voter Diam's et Booba : M'touche pas, du 9.2 c'est d'là qu'tout part, l'œil de Rocky, les couilles à Rocco Grand Cherokee et trop d'popo dans les propos, ici c'est la galère, on tient les murs toute la journée mais les murs s'effritent et la tête tourne... 65 marches casse-gueule, vieux escaliers en bois, la voisine du premier a déposé ses poubelles, offrande aux rats, arrivée en bas des escaliers, tête qui tourne, économie sur l'alcool : se contenter de monter et descendre les escaliers cinq fois de suite.
12. qui es-tu dj zukry ?
Voici l'instant le plus atroce ; l'arrachement de l'étoffe collée aux plaies, les coups de marteau sur les clous, le redressement de l'arbre, et la nudité, la honte de cette pauvre chair pâle à l'étal. Autour de ce gibet tout près de la terre, la foule déferle, en masse, par grappes, comme au supermarché un dimanche de fête.
Ils s'en tiennent aux moqueries : « Toi qui détruis le temple sacré de la grande et vraie musique, toi qui salis l'image des Beatles, des Vincent Delerm, des Joey Starr, casse-toi donc, mais auparavant dis-nous vraiment, dis-nous sincèrement : qui es-tu Dj Zukry ? ».
A travers le sang et le pus, Dj Zukry aperçoit Ana Kanine, appareil photo en bandoulière, quelques larmes de crocodile empaillées roulant sur ses joues. radouL branK, au premier rang, se pourlèche les babines à la vue d'une tarte à l'olive posée sur une table de bois à l'écart de la piétaille... Nerf Salissantor a peut-être les yeux fermés. Une éponge trempée dans du Champagne s'approche de la bouche de Dj Zukry. Et baissant la tête il rendit l'esprit. Il poussa un grand cri mystérieux et loufoque qui fit qu'un membre du label q.o.d se frappa la poitrine en disant : "Cet homme était vraiment marrant...".
Et c'est ainsi que s'achève le deuxième album de dj zukry.
